Faut-il s’attendre à encore quatre ou cinq ans de pandémie Covid-19 ?

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Par Alexis Toulet Modifié le 3 février 2021 à 15h01
Covid19 Transmission Etude Cdc
90%Le vaccin de Pfizer et BioNTech contre la Covid-19 serait efficace à 90%.

Le gouvernement de Singapour, qui a démontré son efficacité en protégeant sa population du covid-19 bien mieux que le gouvernement français, adopte une stratégie de communication divergente, allant jusqu’à prévenir que la fin de la pandémie pourrait ne pas arriver avant "quatre ou cinq ans" plutôt que de présenter de préférence les scénarios les plus roses.

Quels sont ses arguments ? Et quels sont les avantages d’un plus grand partage avec la population des incertitudes, des risques et même des scénarios pessimistes ?

Singapour fait partie des pays qui ont su le mieux se protéger de la pandémie au Covid-19. Le petit Etat asiatique n’a connu que 29 décès à ce jour, soit 5 par million d’habitants et la pandémie y est actuellement étroitement contenue avec une trentaine d’infections quotidiennes détectées, alors que la France a dépassé les 1 100 décès par million d’habitants pour une vingtaine de milliers d’infections quotidiennes repérées.

Pourtant, les autorités n’y font pas montre d’un optimisme exubérant, c’est le moins qu’on puisse dire ! Le ministre de l’Education Lawrence Wong, co-directeur de la cellule interministérielle anti-covid de Singapour indiquait probablement une vue partagée par l’ensemble du gouvernement lorsqu’il a dit le 25 janvier

"À un moment donné, la pandémie passera, mais il faudra peut-être quatre à cinq ans avant de voir enfin la fin de la pandémie et le début d’une normale post-Covid. À quoi ressemblera ce nouveau monde post-Covid ? Personne ne peut le dire", a déclaré M. Wong.

(...) Il a ajouté que le respect de mesures de gestion sûres, comme le port de masques et l’évitement des foules, se poursuivra cette année et "peut-être une bonne partie de l’année prochaine".

(...) Il a noté que les vaccins actuels pourraient ne pas être aussi efficaces contre les nouvelles souches mutantes du virus, et devront être modifiés pour les contrer.

"Dans le scénario positif, cela signifie que le vaccin devient un peu comme une piqûre annuelle contre la grippe ... ou peut-être que nous développons un vaccin qui fonctionne pour toutes les souches. Mais dans le pire des cas, nous finissons toujours par avoir un temps de retard sur un virus en évolution, et vous ne pourrez pas le rattraper à temps", a-t-il déclaré.

"Il y a donc encore d’énormes incertitudes devant nous. Et l’essentiel est que nous vivons dans un monde partagé et que personne n’est en sécurité tant que tout le monde n’est pas en sécurité"

Une stratégie de communication différente

La communication gouvernementale singapourienne s’écarte nettement de celle par exemple du gouvernement français. Il ne s’agit pas de rassurer par un discours optimiste supposé rendre plus facile à la population de supporter les restrictions - quitte au final à inquiéter et troubler encore plus lorsque les annonces optimistes sont démenties par les faits - comme

  • l’espoir à l’été 2020 de ne connaître aucune deuxième vague à l’automne - qui fut démenti
  • l’espoir à l’automne 2020 qu’un confinement allégé et bref suffirait à remettre les contaminations sous contrôle - démenti lui aussi
  • ou l’espoir en cet hiver 2021 que refuser un reconfinement préventif ne laissera pas la France aussi vulnérable au variant anglais que ne l’était fin 2020 l’Angleterre, où les contaminations ont explosé à partir des écoles et un confinement encore plus long que celui que la France a connu au printemps 2020 n’est pas assez rapidement efficace pour épargner au Royaume-Uni de longues semaines à 1 000 morts ou plus par jour - espoir que déjà les scientifiques démentent, avant il faut le craindre que la réalité ne s’en charge

L’objectif du ministre Wong semble être plutôt d’exposer une description "non filtrée" de la situation, sans dissimuler les inquiétudes ni les risques, et avec pour seule "manœuvre de communication" l’idée que ne rien cacher des incertitudes et même des scénarios les plus noirs d’une part permet à la population de se préparer mentalement à faire face - plutôt que de risquer de la désorienter et d’affaiblir sa résistance lorsque le scénario rose s’effondre - d’autre part permet paradoxalement de rassurer en montrant que le gouvernement tente d’anticiper et de prévoir, qu’il a une vision de long terme et ne navigue pas à vue.

Le scénario que Lawrence Wong présente comme le meilleur, ce sont des mesures barrière qui s’étendraient non seulement sur tout 2021, mais encore "peut-être une bonne partie" de 2022, avec un vaccin anti-covid qui devient "comme une piqûre annuelle contre la grippe" pour s’adapter aux nouveaux variants du virus.

Et son scénario noir, ce sont les "énormes incertitudes" et le risque que les humains aient "toujours un temps de retard" sur le virus, si bien que la pandémie durerait encore "cinq ans".

Les trois risques majeurs

S’adressant avant tout à ses concitoyens, Lawrence Wong ne liste pas parmi les risques une percée brutale du nouveau variant anglais, puisque Singapour, ayant visé l’éradication du virus plutôt que d’imaginer qu’il soit possible de "vivre avec le virus" sans se faire déborder, ne connaît qu’une circulation très faible de la covid-19. Ce risque, que les Français courent largement, ne concerne pas les Singapouriens. De même que le handicap pour l’économie de Singapour est moins lourd que celui subi par l’économie française, toujours du fait du choix de la stratégie d’éradication plutôt que de vie avec le virus.

Restent trois risques majeurs qui concernent tous les pays, non pas seulement ceux qui ont cherché une voie moyenne et suivant l’expression du président français un "chemin de crête" : les variants d’aujourd’hui, les potentiels variants à venir, et les conséquences politico-économiques de la pandémie.

1. Les variants d’aujourd’hui

Le nouveau variant actuellement probablement le plus répandu, variant "anglais" apparu dans la région de Londres, serait suivant les derniers résultats aussi sensible aux vaccins que le variant d’origine. Cependant, sa plus grande contagiosité - dans une marge de 40 à 70% - a pour conséquence d’une part qu’il est nettement plus difficile de le maintenir sous contrôle par des mesures d’éloignement classiques, qu’il sera donc nécessaire de durcir pour parvenir au même résultat, d’où un confinement nécessairement étroit comme celui que connaît aujourd’hui le Royaume-Uni. D’autre part que pour arriver à l’immunité collective, il sera nécessaire de vacciner une plus grande partie de la population : pour fixer les idées, si le R0 de la variante de base était de 3 en l’absence de mesures barrières, nécessitant de vacciner 67% de la population pour atteindre l’immunité collective, celui du variant anglais étant de 40% à 70% supérieur serait de 4,2 voire 5,1, d’où la nécessité d’aller jusqu’à 77 voire 81% de la population vaccinée pour se passer de mesures barrière, avec un problème logistique et des délais accrus d’autant.

Le variant sud-africain, d’après les premières indications, pourrait être plus dangereux. En effet, ce sont au moins deux vaccins qui s’avèrent beaucoup moins efficaces contre le variant sud-africain que contre variants d’origine et anglais : le vaccin Johnson & Johnson voyait son efficacité diminuée de 72% à 57%, tandis que celle du vaccin Novavax s’effondrait de 89% à 50%. Même si les résultats obtenus par les autres vaccins contre ce variant sud-africain ne sont pas encore connus, et même s’il est encore possible d’espérer que l’un ou l’autre s’avère aussi efficace contre lui que contre les variants moins puissants, le risque qu’il soit sinon invulnérable, du moins largement protégé contre les vaccins existants ne peut être écarté. Quand bien même tel vaccin existant s’avèrerait efficace, la protection contre le variant sud-africain pourrait exiger de reconfigurer les installations de production pour le produire plutôt que d’autres, donc encore une fois des délais supplémentaires.

Le variant brésilien quant à lui inquiète à la fois par la rapidité des contaminations et par la capacité potentielle à attaquer des personnes ayant déjà développé des anticorps contre le variant d’origine.

"Alors que le variant britannique a mis environ trois mois pour dominer l’épidémie en Angleterre, le variant P.1 n’a mis qu’un mois environ pour dominer l’épidémie à Manaus. En outre, Manaus avait déjà été très durement touchée par le virus en avril. Une étude a estimé que la population aurait dû atteindre l’immunité collective et que le virus ne devrait pas pouvoir s’y propager facilement. Alors pourquoi la ville a-t-elle connu une augmentation encore plus importante dix mois plus tard ? Le P.1 pourrait-il échapper aux anticorps produits contre la version précédente du virus, facilitant ainsi les réinfections ? Pourrait-il simplement être beaucoup plus contagieux ? Les deux hypothèses seraient-elles vraies ?"

Même si les informations sont à ce stade moins claires que pour les variants anglais et sud-africain, la réalité d’une contamination particulièrement rapide et la possibilité que le variant brésilien puisse réinfecter des personnes dont on aurait pu penser qu’elles étaient immunisées ne laissent pas d’inquiéter. Le degré d’efficacité des vaccins existants sur ce variant reste à estimer. Quoi qu’il en soit, même dans l’hypothèse la plus optimiste où leur efficacité ne serait pas diminuée, un variant plus contagieux nécessitera de toute façon de vacciner une proportion plus élevée de la population pour atteindre à l’immunité collective.

Enfin, la liste des variants repérés à ce jour inclut le tout récent variant californien, dont peu de choses sont encore connues sinon qu’il est certainement plus contagieux et plus agressif, y compris pour les enfants.

« Nous ne sommes pas certains de ce que l’apparition de cette souche et de ces mutations signifie en termes d’infectivité et de résistance aux anticorps (…) Mais il semble sûr que ce variant est plus agressif et plus contagieux ; même pour les enfants, lesquels connaissent de sévères troubles respiratoires. À regarder les chiffres de l’augmentation des décès, il est aussi permis de penser qu’il est plus mortel. Cela demande une étude de suivi sur le plus long terme. Mais le temps presse ».

2. Les potentiels variants à venir

Au moins quatre variants majeurs, constituant autant de nouvelles versions plus "efficaces" du covid-19, ont été identifiées en l’espace de quatre mois, entre septembre et décembre 2020. Qu’il s’agisse d’une plus grande contagiosité, de la capacité à attaquer des personnes disposant d’anticorps contre le variant originel, voire de la capacité à attaquer davantage les plus jeunes, chacun représente une adaptation du virus, apparue par le hasard d’une recopie fautive du virus puis sélectionnée par mécanisme darwinien.

Il y a lieu de prévoir que d’autres variants apparaissent à l’avenir, et c’est là l’explication de la formule du ministre singapourien "personne n’est en sécurité tant que tout le monde n’est pas en sécurité".

On pourrait croire à une simple fiction bienveillante cherchant à convaincre les pays et individus les plus prospères de se préoccuper aussi du sort des autres. C’est au contraire la réalité la plus concrète et scientifiquement fondée.

Il faut en effet bien comprendre d’où viennent ces nouveaux variants. Contrairement à ce qu’a pu dire le président du Conseil scientifique Jean-François Delfraissy, probablement entraîné par un élan lyrique, le virus covid-19 n’est en aucun cas "intelligent", sans parler d’être "diabolique". Non seulement il n’a aucune volonté, il n’est même pas vivant à proprement parler, du moins pas autant que la plus petite bactérie ou la plus humble moisissure. Le virus est simplement un morceau de code génétique qui parasite la machinerie cellulaire d’êtres bien vivants - en l’occurrence des êtres humains - et produit de nouvelles copies de lui-même.

A chaque fois qu’une telle copie a lieu, il y a une très petite chance qu’une erreur survienne, d’où un virus légèrement modifié. A chaque fois qu’une telle modification survient, il y a une très petite chance qu’elle ne détruise pas la fonctionnalité du virus, et soit donc conservée. A chaque fois qu’une modification non destructive survient, il y a une très petite chance pour que cette modification rende le virus plus efficace, suite à quoi la version nouvelle se répand davantage que l’ancienne… et un nouveau variant vient d’apparaître.

La probabilité d’apparition est au final infinitésimale, plus encore que la probabilité de gagner à la loterie. Mais à chaque fois que le virus se reproduit, il joue à cette loterie. Et le virus se reproduit d’autant plus souvent que ses effectifs sont plus grands. Laisser le virus se répandre, c’est lui offrir une énorme quantité de billets de loterie, donc accepter l’apparition en continu de nouveaux variants. C’est pourquoi il est pratiquement impossible de mettre véritablement fin à la pandémie tant qu’on n’y sera pas parvenu partout sur Terre.

Il va de soi que les pays qui ont visé l’éradication du virus (Japon, Corée du Sud, Chine, Australie, Norvège, Singapour, Vietnam, Nouvelle-Zélande etc.) sont dans une bien meilleure situation que ceux qui pratiquent le yo-yo entre périodes de restrictions plus ou moins prononcées et périodes de remultiplication du virus, que ce soit au plan des morts, du coût économique comme du coût psychologique de restrictions variables et sans fin discernable. Mais même eux ne sont pas protégés contre le risque que les nouveaux variants plus dangereux apparus dans des pays moins efficaces ne passent leurs défenses et se répandent chez eux.

De même, les pays qui auront réussi à protéger leur population contre les variants du covid-19 à un instant donné ne seront pas protégés contre l’apparition ailleurs de nouveaux variants attaquant même les personnes précédemment vaccinées. Pas tant qu’une vaccination efficace n’aura pas été étendue à tous les pays.

Vacciner la grande majorité de huit milliards de personnes, et avec un vaccin efficace contre tous les variants déjà apparus ? Sachant qu’il en apparaît à ce jour en continu, sachant que la production de ces vaccins reste lente au mieux quelques centaines de millions de doses par mois tous vaccins confondus, sachant que si les mauvaises nouvelles sur les variants sud-africain et brésilien sont confirmées l’humanité pourrait déjà avoir au moins un "coup" de retard sur le virus ?

La prudence de Lawrence Wong sur le délai avant de parvenir à la réussite est bien compréhensible.

Et si l’épreuve doit durer encore plusieurs années, alors c’est bien la résilience de la population qui sera cruciale. Ce qui suppose bien de ne pas toujours mettre en avant le scénario le plus rose, mais plutôt communiquer honnêtement y compris sur les incertitudes, les risques et les scénarios les plus pessimistes.

D’autant qu’il faut parler du troisième risque majeur.

3. Les conséquences politico-économiques de la pandémie

L’impact de la pandémie sur l’économie - récession mondiale en 2020, risque qu’elle se poursuivre en 2021 voire qui sait au-delà - comme sur l’emploi, la pauvreté ou les dettes publiques et privées est à l’évidence majeur, même s’il varie fortement d’un secteur à l’autre et d’un pays à l’autre. Ces impacts sont très bien documentés. On ne prête en revanche sans doute pas assez d’attention aux impacts politiques présents et potentiels de la pandémie.

Il est certes difficile de les documenter précisément, sans parler de les chiffrer ou de les prévoir. Les affaires humaines ne s’y prêtent guère.

Il est cependant permis de noter plusieurs faits troublants :

  • Les Etats-Unis, nation certes déjà divisée contre elle-même, ont connu depuis un an plusieurs épisodes de violence politique exacerbée, plusieurs dizaines de tués en marge des manifestations "contre les violences policières" au printemps 2020, manifestations ne visant du moins pas à renverser la République, cinq tués lors de la tentative du 6 janvier 2021, qui certes était condamnée d’avance mais a bien visé à réaliser un coup d’Etat. Un commentateur pouvait conclure "Quand la vie normale s’estompe, c’est l’idéologie qui remplit le vide"
  • Si un retour relatif des logiques de force dans les relations internationales est perceptible depuis plusieurs années déjà, l’année 2020 a vu la tendance se poursuivre et peut-être se renforcer. Voir par exemple la pression croissante exercée par le gouvernement chinois contre Taiwan et les démonstrations de force de Pékin faisant immédiatement suite à l’entrée en fonction de Joe Biden, sans laisser ne serait-ce qu’une fenêtre d’opportunité au nouveau président américain pour, peut-être, chercher une amélioration des relations entre Amérique et Chine

Il peut sembler logique que lorsque les cadres de la vie établie sont menacés, lorsque beaucoup sont frappés par chômage et pauvreté et tous s’inquiètent de l’être demain, les tendances à la violence politique et collective risquent de se renforcer. Il est permis de soupçonner que ce processus a déjà commencé.

Là encore, c’est la résilience générale qu’il faudrait chercher à développer. Non seulement pour le cas où violence politique ou violence collective seraient imposées du dehors à la France ou à l’Europe, mais encore pour parer le risque de violence qui naîtrait en leur sein.

Et pour cela, encore une fois, une communication complète et réaliste, et une "vue longue" des étapes de sortie de crise, y compris sur plusieurs années, y compris dans les scénarios les plus pessimistes, sont nécessaires. Au-delà de la seule réaction à la probable explosion dans les prochaines semaines en France des cas de variant anglais.

Il faut souhaiter que le gouvernement français développe et partage rapidement une telle vision.

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Alexis Toulet est diplomé de l'Ecole Polytechnique. Depuis 1997 il a fait carrière dans l'industrie, des nouvelles technologies à la défense et aux systèmes d'identité, et de la biométrie à la surveillance des frontières et l'architecture des systèmes. Passionné par les questions de stabilité économique confrontée aux contraintes majeures de l'époque politiques, de ressources et environnementales, il est webmestre du site d'investigations sur les crises Noeud Gordien

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