La pandémie mondiale provoquée par le coronavirus, baptisée Covid-19, semble encore nous surprendre, et en particulier, la transmission des microbes entre êtres humains. Dans "les grands esprits ont toujours tort", publié en 2005, je racontais comment le hongrois Ignace-Philippe Semmelweis avait découvert la transmission des maladies, et tenté d'alerter ses confrères, incrédules...
L’asepsie, c’est-à-dire la méthode visant à supprimer tout risque de contamination microbiologique d’un heu ou d’un patient, est l’une de ces évidences. Ignace-Philippe Semmelweis, qui l’avait découverte, en est presque mort, condamné par ses pairs alors qu’il dénonçait leur ignorance. Ce médecin hongrois savait en effet dès 1846 que les praticiens pouvaient donner la mort involontairement en transmettant des germes invisibles par les mains. Il venait de découvrir le principe même de l’infection iatrogène et nosocomiale ainsi que l’importance de l’asepsie. Il faudra attendre Pasteur en 1877 pour que la communauté scientifique admette, non sans peine, la théorie microbienne de la maladie. Le pauvre Semmelweis n’avait aucune chance d’être pris au sérieux.
En tant que médecin, il n’est facile d’admettre ni pour son ego ni pour sa conscience que si un tiers des femmes qu’on accouche meu¬ rent, c’est qu’on y est peut-être pour quelque chose. Pensez donc ! Vous aidez à donner la vie, et voici que vous provoquez la mort sans le savoir et sans le vouloir. Le reconnaître exige une grande humilité. Ainsi, quand Ignace-Philippe Semmelweis découvre de manière empirique les règles de base de l’hygiène et de l’asepsie grâce à son premier poste d’obstétricien, les scientifiques hurlent au charlatan.
En 1850, une femme sur trois meurt en couches à Vienne !
À l’Hôpital général de Vienne, deux pavillons de maternité se partagent alors les accouchements, l’un dirigé par le professeur Klin, l’autre par le professeur Barcht. La fièvre puerpérale, qui frappe les femmes après l’accouchement, fait des ravages.
Semmelweis observe que les patientes meurent vingt fois plus chez Klin que chez Barcht. Pire, une femme court moins de risque en accouchant dans la rue que chez Klin ! Il pointe très vite la cause de cette différence. Chez le premier, ce sont des étudiants en médecine qui pratiquent les accouchements, tandis que, chez le second, la tâche est accomplie par des sages-femmes. Un échange des équipes entre les deux services confirme son intuition. La mort suit les étudiants dans le pavillon de Barcht, qui, affolé, arrête l’expérience. Opiniâtre, Semmelweis piste les étudiants et découvre qu’ils farfouillent indifféremment dans les cadavres disséqués et dans les entrailles des accouchées sans aucune précaution d’hygiène.
La théorie de l’infection véhiculée par les mains - on ne parle pas encore de microbes - vient de naître dans l’esprit de Semmelweis, en même temps que celle de l’asepsie. Pressentant qu’il tient la solution, il veut obliger les étudiants qui sortent d’autopsie à se laver les mains avec une solution à base de chlorure de chaux. Mais l’homme est caractériel et brutal. Il manque de courtoisie à l’égard du professeur Klin, qui, vexé, le révoque sans ménagement. Profondément déprimé, Semmelweis émigre en Italie, à Venise, en quête de dolce vita. Il passe deux mois à gondoler sur les canaux.
En prenant connaissance des symptômes qui ont conduit le médecin à la mort, Semmelweis ne reconnaît que trop bien ceux de la fièvre puerpérale. Conforté dans son idée, il décide de reprendre son combat. Grâce à Skoda, professeur réputé et ami, Semmelweis réintègre ses fonctions, au pavillon de Barcht cette fois, où il troque les sages-femmes contre les étudiants de Klin. Là, il impose le lavage des mains obligatoire. Les résultats sont spectaculaires. Le taux de mortalité par fièvre puerpérale descend à 0,23 % en quelques mois', soit 23 femmes sur 10 000, quand Klin enregistrait des pics de 31 décès pour 100 accouchements, soit près d’une femme sur trois ! Cette victoire est bien maigre face aux attaques de Klin qui a rassemblé une meute d’adversaires. On le traite de menteur et de fou, on juge sa théo¬ rie de l’asepsie « malsaine ». Comment admettre l’existence de germes invisibles ? Face à la maladie, la médecine d’alors croit à la théorie de la génération spontanée. L’ampleur du scandale est telle que Semmelweis est révoqué pour la seconde fois en 1849. Chassé, il rejoint sa Hongrie natale, en plein soulèvement contre Vienne et l’empire.
À l’époque, Buda et Pest sont deux villes distinctes séparées par le Danube (elles ne seront réunies qu’en 1873 pour former la Budapest actuelle). Semmelweis s’installe à Buda. Il se constitue une clientèle, se marie et fonde une famille. Mais la guerre, qui fait rage jusqu’en 1867, dépouille la Hongrie de ses richesses et de sa liberté. L’Autriche s’allie à la Russie pour écraser le pays.
Les microbes et les virus n'existent pas encore, mais Semmelweis les devine
La famine sévit et les médecins ne parviennent plus à se faire payer. Semmelweis traverse deux hivers de misère. C’est encore une fois son ami Skoda qui lui vient en aide en 1851 en le recommandant auprès de Birley, un obstétricien qui veut bien de lui, mais pas de ses « théories fumeuses ». Contraint à faire profil bas, Semmelweis reprend son activité d’accoucheur à l’hôpital Saint-Roch de Pest, en se lavant les mains en cachette.
Il recommence à gagner sa vie, il occupe même en 1855 la chaire d’obstétrique théorique et pratique à l’Université de Pest. Un an plus tard, à la mort de Birley, Semmelweis le remplace à la direction de l’hôpital. C’est l’occasion rêvée d’imposer l’asepsie à tous. Mais sa maladresse est chronique. Son premier acte en tant que directeur est d’adresser une « lettre ouverte à tous les professeurs d’obstétrique » dans laquelle il traite d’assassins tous ceux qui ne voudront pas se soumettre à ses règles d’hygiène. Pas très diplomate... La haine qu’il déclenche est sans limite. Conspué, Semmelweis s’épuise. Sa santé se dégrade.
Semmelweiss, sujet de thèse de...Céline
À ce moment de l’histoire, légendes et fantasmes se disputent la vérité. Louis-Ferdinand Destouches, dit Céline, médecin avant d’être écrivain, a soutenu sa thèse en 1924 sur Semmelweis. Il y raconte la détresse mentale du médecin, son internement dans un asile psychiatrique, jusqu’à ce jour de juillet 1865 où Semmelweis, toujours d’après Céline, débraillé et délirant, fait irruption à la Faculté de médecine. Il fend la foule d’étudiants groupés autour d’un cadavre pour une autopsie, s’empare d’un scalpel pour découper la chair putride, et se taillade volontairement les bras et le torse pour s’infecter avec succès et mourir trois semaines plus tard. La thèse de Céline ne reprend pas le récit de 1906 écrit par Tiberius de Gyory, professeur hongrois à l’Université de Budapest et biographe de Semmelweis. Il affirme que le médecin s’est infecté accidentellement au cours d’une opération, peu avant d’être interné à la Maison des Aliénés de Vienne. Pour Sherwin B. Nuland, c’est une crise de délire qui a précipité Semmelweis dans l’abîme. Devenu violent, il est battu par le personnel de l’asile au point de succomber à ses blessures.
Enterré au cimetière Kerepesi de Budapest, aux côtés des plus grands Hongrois, il est aujourd’hui unanimement reconnu comme le père de l’asepsie, une des plus importantes découvertes de l’histoire de la médecine. Elle a permis de sauver des dizaines de millions de personnes de la mort ou de graves maladies iatrogènes. En Autriche et en Hongrie, des timbres ont été imprimés à son effigie, le Musée Semmelweis de l’Histoire de la Médecine est installé dans sa maison natale à Budapest depuis 1964, et un fonds Ignace-Philippe Semmelweis a été créé en 2005 par la Fondation scientifique de Lyon pour soutenir la maîtrise des risques d’infections nosocomiales. Quant à la Faculté de Médecine de Budapest où il occupait la chaire d’obstétrique en 1855, elle a été rebaptisée en 1969 Semmelweis University of Medical Sciences. Revanche posthume plus savoureuse encore, en Autriche, où on l’a méprisé et chassé alors qu’il tentait de sauver de jeunes mères... C’est une maternité qui porte son nom.
Note de l'auteur : dans sa thèse sur Semmelweis, Céline parle d’un taux de 23 décès maternels pour 10 000 naissances, uniquement causés par infection puerpérale. A son époque, le premier tiers du XXe siècle, on ne faisait pas mieux. De nos jours, on compte 529 000 décès maternels par an dans le monde, toutes causes confondues, soit 400 décès pour 100 000 naissances (17 pour 100 000 en France). 15 % de ces décès sont causés par des infections (Source : Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde 2005).