Dans certaines régions du Congo, des milices continuent à se livrer à des massacres et perpétuent des actes de violences sexuelles. Sous l’impulsion de M. George Forrest et du Groupe Forrest, un partenariat inédit a été mis en place depuis une dizaine d’années entre des médecins belges et congolais. Aux côtés du Professeur Mukwege, Prix Nobel de la Paix, le docteur Guy-Bernard Cadière et le docteur Marc Van Gossum ont pour mission de transférer le maximum de leurs compétences aux équipes de l’hôpital du CMC, fraichement rénové.
Interview croisée de Dr Cadière, Professeur de chirurgie à l'Université libre de Bruxelles, chef du service de chirurgie digestive à l’hôpital Saint-Pierre, directeur fondateur de l'European School of Laparoscopic Surgery et du Dr Van Gossum, médecin spécialiste en Hépato-Gastroentérologie et Endoscopie digestive.
Santé Matin : La deuxième guerre du Congo (1996-2003) a laissé des traces en RDC. Devant l’horreur des crimes de guerre perpétrés par des groupes armés, une fraternité s’est tissée entre les équipes belges et congolaises afin de « réparer » les victimes. Pouvez-vous nous en parler ?
G.B.C. : Nous avons assisté à un envahissement de la République démocratique du Congo (RDC) par les pays avoisinants et surtout à une mainmise sur les régions du Sud-Kivu et du Nord-Kivu, riches en ressources rares et nécessaires aux nouvelles technologies et revendiquées par des bandes armées. Comme il y avait un chaos, les gens se sont servis, loin des yeux du monde. Ce chaos est maintenu depuis des décennies car personne n’a intérêt à ce que cette bijouterie à ciel ouvert soit encadrés. Le viol y est utilisé comme arme de guerre. Rien à voir avec des pulsions sexuelles, il s’agit de viols systématiques pratiqués sur les femmes, qui se retrouvent ensuite stigmatisées par leur communauté. Parfois, elles accouchent d’« enfants-serpents », c’est-à-dire de l’ennemi. Les maris ont honte de ne pas avoir pu les défendre, le tissu social du village est détruit, les habitants sont terrorisés et fuient. Il y a un nombre invraisemblable de déportés au Congo et aujourd’hui 220 bandes armées dans le Sud-Kivu. Les patientes (nous les appelons les « survivantes ») viennent toujours des villages où il y a des minerais.
M.V.G : Les femmes victimes de viols avec une violence extrême ont bénéficié de chirurgies majeures de reconstruction par voie basse et par voie haute par le Dr Mukwege et le Dr Cadière. Le rôle de l'endoscopiste était de réaliser une coloscopie préopératoire afin d'évaluer les dégâts causés au colon. Dans certains cas, ces femmes n'avaient plus de périnée, le rectum et le vagin ne formant plus qu'une seule cavité. La 1ère étape a donc été d'acquérir le matériel. L'adhésion des soignants locaux a d'emblée été optimale et la collaboration entre endoscopistes et chirurgiens parfaite. La possibilité de réaliser des endoscopies digestives a aussi permis d’effectuer des examens pour des pathologies non liées aux violences sexuelles. De mission en mission, l'intérêt des médecins et infirmiers congolais a été croissant. Le respect et l'estime mutuels ont conduit à une confiance réciproque qui a été la base d'une profonde amitié entre médecins congolais et belges.
Santé Matin : Quand le professeur Denis Mukwege reçoit à Oslo le prix Nobel de la paix en 2018, il déclare que ce prix est également celui des équipes de Saint-Pierre de Bruxelles. Comment avez-vous réussi à transmettre votre savoir-faire aux équipes locales ?
G.B.C. : Denis Mukwege a beaucoup fait pour dénoncer ce génocide qui tue, à la fois horizontalement et verticalement, ces femmes. Il a d’ailleurs reçu de nombreux prix, notamment en Belgique avec le Prix Roi Baudoin 2011. De mon côté, je pratique la laparoscopie et le Dr Mukwege a pensé que nous pourrions opérer à quatre mains. Nous avons ainsi développé une série d’interventions ensemble. La demande était telle qu’il y avait une file d’attentes de femmes mutilées devant le bloc opératoire. Nous avons mis au point de nouvelles techniques pour reconstruire le rectum, le vagin, et la vessie de ses femmes qui, par la suite, se réveillaient, enfin, dans des draps secs le matin. Dès les premières missions, il y avait un tel besoin de soins que j’ai dû étayer l’équipe. Le Docteur Van Gossum m’a rejoint, puis un gynécologue, des instrumentalistes etc.
M.V.G : Le Dr Denis Mukwege prône l'esprit d'équipe et de solidarité. A chaque séjour, il remercie les membres de l'équipe pour leur présence et leur dévouement et nous lui faisons part de notre honneur à participer à cette prise en charge de ces patientes qui ont vécu l'humiliation extrême. La science se partage. Pas question de rester dépositaire de connaissances et d'un savoir-faire pour sauvegarder une aura. Pour ma part, j'ai eu l'occasion de former à la pratique de l'endoscopie les Dr Adonis Nteranya, Marlène Abedi et Josué Mungwete, ce dernier ayant obtenu une bourse et été formé pendant 12 mois dans le service de Gastroentérologie du CHU Saint-Pierre. A chaque mission, nous réalisions environ 60 examens endoscopiques permettant de parfaire leur formation. La courbe d'apprentissage est toujours exponentielle.
Santé Matin : De 2012 à 2019, vous avez mené des missions dans le pays aux côtés du Dr Mukwege, financées par M. George Forrest et le Groupe Forrest. En quoi consistent-elles ?
M.V.G : Je tiens à souligner la discrétion avec laquelle M. George Forrest a financé ces missions. Sans son aide, ces missions auraient été impossibles. Si nous étions tous bénévoles, la prise en charge des frais de déplacement et de logement était essentielle, avec des séjours d'une semaine, deux à trois fois par an, avec un recrutement des patients organisé par les collègues de Panzi. L'après-midi du jour de l'arrivée, il faut passer à l'hôpital pour installer le matériel, vérifier le fonctionnement des salles d'opération et prendre connaissance des programmes opératoires. Notons le rôle essentiel de l'anesthésiste : le Dr Lisette Fodderie, qui gère les programmes opératoires et assure les visites pré-opératoires. Les patientes victimes de violences sexuelles sont toujours prioritaires et accompagnées par une infirmière de référence afin que la coloscopie ne soit pas vécue comme un acte agressif.
G.B.C. : Nous opérons 120 personnes par mission. Chaque mission coûte 60 000 euros environ. Pour pouvoir opérer, j’ai d’abord reçu du matériel d’une entreprise familiale d’optique. Mais ce qui coûte cher en effet, ce sont les déplacements en avion et le logement. M. Forrest fut donc mon principal sponsor. Il était enthousiaste à l’idée de faire collaborer les équipes congolaises et belges. Ce qu’il apprécie surtout, c’est que ce sont les Congolais qui décident à l’arrivée. Nous, spécialistes Belges, donnons simplement notre expertise, de citoyen à citoyen. Mais à la fin, c’est Denis Mukwege qui dirige, avec qui j’ai écrit un livre (« Réparer les femmes : Un combat contre la barbarie »). Dans certains pays, les demandes viennent de plus haut, pas des citoyens. Il est de mon devoir de protéger et de soigner les faibles, contre les puissants. Ces missions correspondent à mes valeurs et M. Forrest a fait en sorte que cela soit possible.
Santé Matin : Le 1er mars 2022, une 4ème mission a démarré, sur la chirurgie digestive et gynécologique, avec notamment la transmission à l’Université de Lubumbashi d’une démonstration opératoire en direct du CMC. Pouvez-vous nous en parler ?
G.B.C. : Le 1er mars, nous avons opéré au CMC et les images ont été retransmises dans un auditoire de la Faculté de médecine dans lequel il y avait 200 médecins et étudiants en médecine qui ont pu découvrir les images internes et externes, le tout en direct. Ainsi, ils ont pu suivre les interventions et nous poser des questions pendant que nous opérions. L’après-midi, le Dr Mukwege a donné une conférence sur le traumatisme du pelvis. Le lendemain, le Dr Mukwege a donné une grande conférence devant 1300 personnes sur le viol comme arme de guerre. Pour y faire face, il faut une prise en charge holistique des patientes avec quatre grands piliers : opérer les femmes, les prendre en charge psychologiquement, socio-économiquement et judiciairement.
M.V.G : J'ai eu déjà l'occasion de participer aux trois premières missions, essentielles pour sceller les liens entre une structure privée - le CMC - et les Universités. Le 1er mars, une intervention chirurgicale digestive, une intervention gynécologique et des endoscopies digestives ont été réalisées au CMC.
Santé Matin : que pensez-vous du futur partenariat entre l’hôpital de Panzi, le CMC et l’Université de Lubumbashi qui portera sur la formation d’étudiants en médecine et le transfert de compétences entre les deux hôpitaux ?
M.V.G : La collaboration entre les Facultés de l'UEA (Université Évangélique d'Afrique à Bukavu), l'Unilu (Université de Lubumbashi), l'hôpital de Panzi, les Cliniques Universitaires de Lubumbashi, le CMC et le CHU Saint-Pierre suscite tout notre enthousiasme. L'expertise du Pr Mukwege est mondialement reconnue dans la prise en charge des fistules recto-vaginales de même que l'expertise du Pr Cadière en chirurgie cœlioscopie minimale invasive. Le CMC devrait très rapidement devenir un centre de référence pour la prise en charge des hémorragies digestives. Les étudiants en Médecine pourront venir assister aux endoscopies réalisées au CMC. Le Dr Nteranya a acquis sa formation endoscopique à Panzi lors de nos missions financées par George Forrest.
G.B.C. : Notre objectif est de réaliser un jumelage et d’améliorer la collaboration entre l’hôpital de Panzi, l’Université de Lubumbashi, la faculté de médecine de Lubumbashi et le CMC du Groupe Forrest. Nous avons ainsi mis autour d’une table le Dr Mukwege, George A. Forrest, le recteur de Lubumbashi et le doyen de la faculté de médecine. Ce partenariat est une excellente chose. Le CMC est déjà très bien équipé avec un équipement de pointe et il pourra avoir un personnel encore mieux formé. En gastro-entérologie, on va pouvoir développer encore plus de technologie. C’est gagnant-gagnant. Je connais deux personnes qui pourraient changer l’avenir des Congolais, c’est le Dr Mukwege et ce sont les entrepreneurs comme M. Forrest qui œuvrent déjà pour renforcer l’autonomie de l’agriculture et de l’élevage dans les régions, notamment celle du Katanga. Tous les projets en cours, notamment le développement de l’énergie hydro-électrique, sont très encourageants pour l’avenir.